Pour un capital de base universel

Et si le “Capital au XXIe siècle”, c’était d’en avoir tous un peu ?

Matteo Smerlak
4 min readAug 27, 2020

Crise après crise, les inégalités toujours plus profondes menacent de déchirer le contrat social. Pour y faire face, certains discutent d’un revenu de base universel : un salaire versé par l’Etat à tous les citoyens sans condition de revenus ou d’activité. L’idée est fascinante, mais clivante : Encouragerait-on l’oisiveté ? Le chômage augmenterait-il ? Et comment financer un tel programme, cinq cent milliards au bas mot ? L’échec de la campagne de Benoit Hamon en France et celui de la votation suisse de 2016 sur le sujet montrent que le revenu de base est resté au milieu du gué.

Il existe pourtant une autre piste pour lutter contre les inégalités économiques, plus simple et peut-être plus consensuelle. Je veux parler du capital de base universel : 50.000 euros versés à chaque citoyen âgé de vingt-et-un ans en possession de ses droits civiques.

C’est le fait marquant du Capital au XXIe siècle : les inégalités de patrimoine sont bien plus sévères que les inégalités de revenus. On parle souvent des salaires et bonus “mirobolants” des dirigeants du CAC40. Mais s’il est vrai que le salaire d’un grand patron peut être cent fois supérieur à celui de sa secrétaire, considérez l’écart entre leurs patrimoines : lui possède un bel appartement en ville, un studio pour ses enfants, une maison de campagne et un portefeuille d’actions, deux millions d’euros en tout ; elle est locataire et ne possède que ses meubles, moins un crédit à la consommation, pour un patrimoine net de deux mille euros. Il y a un écart d’un facteur mille.

L’indice de Gini mesure la sévérité des inégalités dans une économie, sur une échelle de 0 (égalité parfaite) à 1 (inégalité totale). L’indice de Gini pour les revenus en France est de 0.29 ; pour les patrimoines, il vaut 0.65. La vraie fracture sociale, c’est celle là.

Or le patrimoine, c’est ce qui rend tout possible. Obtenir un crédit pour ouvrir un restaurant, monter une startup ou faire passer son exploitation en bio. Se payer un MBA pour grimper dans son entreprise ou un violon de qualité pour passer le concours d’un orchestre prestigieux. Concrétiser son engagement en participant à un projet associatif. Acheter des actions à vingt ans qui vaudront dix fois plus à soixante. Et surtout, pouvoir être propriétaire : les loyers — par lesquels ceux qui n’ont pas de patrimoine rétribuent ceux qui en ont — sont un puissant mécanisme d’anti-redistribution.

Beaucoup d’entre nous toucheront un jour un héritage, gros ou petit. Mais à quel âge ? Quel projet de vie se concrétise à cinquante ou soixante ans ? S’il vient couronner une vie déjà vécue, le capital est une bagatelle ; si par contre il ouvre une porte quand tout est encore possible, alors le capital permet la liberté.

Bien sûr, certains dépenseront leur capital à mauvais escient ; pour limiter des maladresses évitables un accompagnement sera sans doute bienvenu. Les excès seront-ils fréquents pour autant ? Je crois au contraire que le symbole d’une société que leur fait confiance — qui leur donne une vraie chance — donnera des ailes à beaucoup de jeunes aujourd’hui résignés à une vie déjà écrite.

Comme financer un tel effort redistributif ? Comparé au revenu de base, le problème est moins difficile : seule une classe d’âge toucherait le capital de base, environ 750.000 personnes — à comparer aux 30 millions de récipiendaires potentiels du revenu de base. En conséquence, le coût annuel serait d’environ 40 milliards, moins si le capital est remboursé lorsqu’un héritage est perçu. C´est dix fois moins que le revenu de base, moins de 10% des recettes de la sécurité sociale. C’est beaucoup, bien sûr, mais c’est possible. Et puis cet argent sera par nature investi dans des “projets d’avenir” — et imposée lorsqu’il générera plus-values ou successions.

Politiquement, le capital de base universel n’est ni de gauche ni de droite, ou mieux, il est de gauche et de droite. Les uns y verront un facteur de justice sociale, un moyen d’enfin “changer la vie”, comme disait Mitterand. Les autres salueront un dispositif qui libèrera l’initiative individuelle et permettra au grand nombre de participer à l’économie de marché — le “capitalisme du peuple”, comme disait Thatcher.

L’idée que je propose n’est pas neuve : Thomas Paine — co-fondateur de deux républiques, l’américaine et la française — la défendait déjà en 1795, convaincu qu’il était qu’une telle mesure rendrait service à la société “par l’énergie qui jaillit de la conscience de la justice”. Elle a été reprise sous diverses formes ces dernières années, par Bruce Ackerman et Ann Alstott aux Etats-Unis, Bernard Berteloot ou Denis Consigny en France. Pourtant, personne n’en parle, ou presque. Et si on changeait ça ?

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